26 janvier 2015 - Médiapart PAR JEAN-CHRISTOPHE MATHIAS
À l’occasion du lancement de l’enquête publique relative à la Ligne à Grande Vitesse Sud Europe Atlantique (SEA), le journal Sud-Ouest a publié, le 14 octobre 2014, un sondage posant la question en ces termes : « Etes-vous favorable à la LGV Bordeaux-Dax ? Oui, il est temps que les Landes soient mieux desservies par la SNCF / Non, je suis satisfait(e) par la desserte SNCF actuelle. » Histoire de resserrer quelques boulons, rappelons que les lignes à grande vitesse n’ont jamais été faites pour mieux desservir les territoires ruraux, mais pour relier les grandes villes entre elles de manière rectiligne, sans préoccupation pour les dessertes en zones de campagne. Assimiler, comme le présupposent les questions de ce sondage, l’amélioration de la desserte SNCF actuelle dans les Landes et la construction de la ligne à grande vitesse Bordeaux-Dax constitue donc un parfait contresens. L’alternative aurait dû être posée de la manière suivante : êtes-vous favorable à la construction de la LGV Bordeaux-Dax ? Oui, je suis satisfait de la desserte SNCF actuelle dans les zones rurales, et je suis donc favorable à l’utilisation de l’argent public pour aider les grandes villes à se rapprocher les unes des autres au détriment des territoires agricoles et naturels / Non, il est temps que les Landes soient mieux desservies par la SNCF et je préfère donc que les deniers publics soient judicieusement utilisés pour entretenir et rénover les lignes de TER (par exemple la ligne Morcenx / Mont-de-Marsan), afin d’éviter des accidents tels que celui de Brétigny-sur-Orge, tout en préservant les territoires ruraux.
Il est de rigueur d’indiquer l’existence d’un « protocole d’intention pour la réalisation de la LGV Sud Europe Atlantique, ensemble composé des quatre branches Tours-Bordeaux, Bordeaux-Toulouse, Bordeaux-Espagne et Poitiers-Limoges ». En conséquence, l’objet même de cette enquête publique, dont le verdict doit être rendu fin février 2015, qui tronçonne la branche Bordeaux-Espagne en une liaison partielle Bordeaux-Dax, constitue un non-sens, invalidant à lui seul la pertinence de l’enquête dans son ensemble. Dax, ville moyenne au cœur d’un territoire rural, est déjà parfaitement desservie par l’actuelle ligne Bordeaux-Hendaye, ainsi que par la liaison régionale vers Pau. Rien ne saurait justifier la création d’une nouvelle LGV pour desservir la ville de Dax, si ce n’est l’illusion grossière d’une desserte TGV de proximité dans le département des Landes, parfaitement redondante ; de même ; la rénovation de la ligne reliant Mont-de-Marsan à l’actuelle Ligne à Grande Vitesse Bordeaux-Hendaye serait bien plus appropriée. La véritable question n’est donc pas celle de la liaison Bordeaux-Dax, mais celle des liaisons Paris-Espagne et Paris-Toulouse via Bordeaux, ce à quoi il est nécessaire d’ajouter la liaison Paris-Limoges, qui fait partie du même ensemble décisionnel.
Il est utile d’indiquer, à ce sujet, les récentes conclusions de la Cour des comptes exposées dans son rapport intitulé « La grande vitesse ferroviaire : un modèle porté au-delà de sa pertinence ». Selon la Cour, « la grande vitesse "à la française" n’est pas compatible avec de fréquents arrêts. Telle est la contradiction du modèle français par rapport aux politiques d’égalité des territoires, les LGV ayant un effet polarisant au profit des grandes agglomérations qu’elles desservent. (…) Constituant 3,6 % de la population nationale, les Parisiens constituent 14 % des utilisateurs de TGV. Cette prépondérance est logique du fait du réseau en étoile autour de la capitale, seul apte à rentabiliser les LGV. Si l’on considère les zones les moins urbanisées, leurs habitants constituent près de trois quarts des Français, seulement 25 % des utilisateurs de TGV mais 60 % des utilisateurs des autres trains. » De ce point de vue, la création à outrance de LGV est synonyme d’aménagement du territoire inéquitable, morcelant les zones rurales pour le seul profit des zones urbaines : « Une politique de transport reposant sur un rôle presque exclusif de la grande vitesse ferroviaire accentue plutôt les inégalités des territoires qu’elle ne les atténue. » Le projet de LGV Bordeaux-Dax heurte donc de plein fouet la préconisation de la Cour selon laquelle il est nécessaire de « restreindre progressivement le nombre d’arrêts sur les tronçons de LGV et de dessertes des TGV sur voies classiques et extrémités de lignes, en ne conservant que celles justifiées par un large bassin de population », car ce sont les transports express régionaux et les inter-cités qui sont pertinents en territoire rural, nullement les TGV. Quant à la desserte du sud des Landes, personne ne peut sérieusement croire qu’elle aurait un quelconque intérêt local, les militaires et les grues cendrées demeurant dans le camp militaire de Captieux ayant depuis longtemps trouvé des moyens de déplacement bien plus performants que le TGV, et la très faible densité de population étant justement la raison essentielle du tracé de ce projet. Considérant que les collectivités responsables des transports régionaux sont appelées à financer ce projet répétitif (aller de Bordeaux à Dax par Langon et Mont-de-Marsan et non plus par Facture-Biganos et Morcenx), la création d’une nouvelle ligne LGV entre Bordeaux et Dax, non seulement ne serait qu’un prétexte fallacieux pour relier Paris et Bordeaux à l’Espagne, mais elle serait même un handicap considérable pour le maintien en bon état de fonctionnement et l’amélioration des infrastructures de l’actuelle ligne à grande vitesse sud Atlantique et du matériel roulant, notamment des TER, qui constituent le véritable maillage territorial de transport ferroviaire, mettant ainsi en péril la performance du service et la sécurité des usagers.
Le rapport de la Cour des comptes est à ce sujet sans ambiguïté : « L’analyse socio-économique devrait aussi prendre en compte les impacts négatifs induits par effet d’éviction de ressources financières rares, impacts clairement identifiés dans la pratique et qui affectent le réseau existant. Dans le temps de gestation technique des projets de LGV, tous les efforts tendent vers la justification de la construction des lignes : compte-rendu incomplet des débats publics ; biais optimiste des études de trafic en vue d’atteindre un taux de rentabilité suffisant pour la ligne (sans toujours y parvenir) ; choix au cas par cas des taux d’actualisation des recettes futures ; omission des conséquences d’une nouvelle ligne à grande vitesse sur les dessertes autres que les TGV, qu’il s’agisse de l’entretien du réseau existant ou de l’évolution des dessertes classiques. »
A ce propos, rappelons qu’on est passé « d’un projet prioritaire de 300 kilomètres (…) à un ensemble de LGV de plus de 850 kilomètres », ce qui montre bien, « à travers trois cas, la LGV Sud Europe Atlantique (Tours-Bordeaux) en cours de construction, et les projets Grand Projet Ferroviaire du Sud-Ouest (GPSO Bordeaux-Toulouse) et Poitiers-Limoges, que le processus de décision n’est que partiellement rationnel. La succession des étapes menant à la décision de construction est détaillée, et met en évidence le contournement des critères de rentabilité socio-économique ainsi que l’irréversibilité du processus décisionnel, bien avant que les modalités de financement de lignes pourtant très coûteuses ne soient étudiées. »
Pour ce qui est du projet de nouvelle LGV Bordeaux-Toulouse, il est encore nécessaire de rappeler que la ville de Toulouse bénéficie déjà d’une liaison TGV avec Bordeaux, et qu’elle dispose également d’une liaison directe avec Paris via Limoges, qui ne demande qu’à être investie par la technologie du train pendulaire, à la fois performante et susceptible d’être intelligemment employée au service des territoires : « Les trains pendulaires permettent d’emprunter à grande vitesse les courbes des lignes classiques et d’éviter la construction de lignes nouvelles. La technologie pendulaire, conçue initialement pour les trains classiques, a été adaptée à la grande vitesse. (…) La technique du train pendulaire aurait permis, d’après les calculs, des gains de temps correspondant à 20 minutes entre Paris et Limoges (2h30) et à 30 minutes entre Paris et Toulouse (5h30). Ces gains de temps pouvaient également être obtenus par des améliorations de desserte qui ne nécessitaient pas la construction d’une LGV. » En conséquence, non seulement la liaison Paris-Toulouse via Bordeaux n’est pas pertinente du point de vue géographique et d’un aménagement du territoire ménageant les espaces agricoles et naturels, mais elle serait en outre une très mauvaise opération pour le Centre-Ouest de la France, obligeant à délaisser toujours plus l’actuelle ligne POLT, dont chacun a pu constater lors de l’accident de Brétigny-sur-Orge à quel point elle était déjà scandaleusement mal entretenue. C’est en ce sens que l’on doit lire le décret d’utilité publique et d’urgence venant d’être cosigné par le premier ministre Manuel Valls et, à son corps défendant, par la ministre de l’écologie et ancienne présidente de la région Poitou-Charentes Ségolène Royal, permettant de réaliser le barreau Poitiers-Limoges, tout aussi destructeur du patrimoine agricole et naturel poitevin (déjà fortement impacté par la ligne Tours-Bordeaux) et limousin que l’est le projet au sud de Bordeaux pour le patrimoine agricole et naturel aquitain et toulousain, et ce à l’encontre des avis de la Cour des Comptes et du Conseil d’Etat, pointant une « rentabilité désastreuse ». Le 21 janvier 2015, le président du collectif « Non à la LGV Poitiers-Limoges » Nicolas Bourmeyster a remis en mains propres une lettre à la ministre, dans laquelle il évoque l’hypothèse de la mise en place d’une nouvelle Zone A Défendre (ZAD) : « Vous n’êtes pas sans savoir que toutes les institutions républicaines chargées de la surveillance de l’exécutif avaient positionné un avis négatif sur la question de la réalisation de cette Ligne à Grande Vitesse entre Poitiers et Limoges. Le passage en force du Gouvernement sur ce dossier apparaît comme un déni de réalité, au pire comme un cadeau à des amis politiques dans un contexte de rigueur budgétaire et de réflexion sur les solutions d’avenir. Il est de plus totalement illisible par vos concitoyens. »
Il serait bien préférable de suivre les recommandations de la Cour des comptes demandant de « mieux intégrer la grande vitesse aux choix de mobilité des Français en insérant le TGV dans une offre tirant parti de l’ensemble des moyens de transport – ferroviaire longue distance alternatif à la grande vitesse (trains à 200 km/h, pendulaires) », ce qui permettrait non seulement de préserver les terres agricoles et les espaces sauvages du Sud-Ouest, évitant d’impacter irréversiblement une partie non négligeable du territoire national, mais également de faire profiter l’ensemble des territoires régionaux d’un maillage ferroviaire raisonnable sur les plans géographique et humain, et sûr d’un point de vue technique.
L’abandon, dans sa globalité, du projet de LGV au sud de Bordeaux, et son remplacement par l’entretien à long terme, la rénovation et l’amélioration des trois voies existantes Bordeaux-Hendaye, Bordeaux-Toulouse et Paris-Orléans-Limoges-Toulouse (avec mise en place d’un train pendulaire), ainsi que des dessertes régionales de proximité dans leur ensemble, s’impose donc comme une nécessité tout à la fois financière, écologique et sécuritaire.
C’est sans doute la raison de l’alliance improbable qui se forme entre les riches viticulteurs du sauternais, dont la production dépend directement du microclimat de la vallée du Ciron, petit affluent de la Garonne dont les brouillards garantissent le développement du botrytis, moisissure noble prometteuse d’un vin liquoreux de haute qualité, et les « zadistes » de Saint-Colombe-en-Bruilhois qui viennent de s’implanter sur les riches terres agricoles du Lot-et-Garonne, pour lutter contre le projet de Technopole Agen-Garonne. Une union de circonstances agro-environnementales digne des artisans et partisans du Larzac, qui pourrait bien mettre à mal l’union de circonstances politiques entre les grands édiles régionaux tels qu’Alain Juppé, maire de Bordeaux et président de Bordeaux Métropole, Alain Rousset, président du Conseil régional d’Aquitaine, Martin Malvy, président du Conseil régional de Midi-Pyrénées, et même Noël Mamère, député-maire de Bègles, qui vient de faire adopter une délibération municipale favorable sous conditions à la tranche urbaine de ce projet de LGV.